Chapitre XI
Semblable à une œuvre d’art, la longue table vernie, dressée pour deux personnes mais qui aurait pu facilement en accueillir douze, miroitait et ruisselait de lumière. Les verres en cristal et l’argenterie étincelaient à la lueur de centaines de bougies écarlates brûlant dans des candélabres en argent. Des porcelaines de Sèvres du plus grand prix voisinaient avec des corbeilles débordant de fruits exotiques. De splendides fleurs de serre, artistement disposées dans trois vases plats en milieu de table, complétaient ce luxueux tableau hédoniste, auquel Cassandra n’avait cependant jeté qu’un rapide coup d’œil.
À vingt heures précises, elle s’était présentée à la résidence Killinton à Grosvenor Square. Un domestique stylé d’origine asiatique l’avait introduite sans un mot dans le hall puis guidée jusqu’à la salle à manger où l’attendait sa sœur, assise à un bout de la table. Vêtue d’un chatoyant rouge ponceau, Angelia avait enroulé sa chevelure noire en diadème au-dessus de son front. Elle se leva précipitamment à l’entrée de Cassandra et tendit les bras vers elle, le visage radieux.
— Où est Megan ? demanda Cassandra avec froideur, coupant court à toute démonstration d’affection.
Angelia laissa lentement retomber ses bras le long de son corps. Si elle fut déçue par le manque de chaleur de sa sœur, elle n’en laissa toutefois rien paraître.
— Assieds-toi, proposa-t-elle d’un air conciliant, nous discuterons ensuite.
— Où est Megan ? répéta Cassandra en obtempérant de mauvaise grâce.
— Elle est parfaitement en sécurité, la tranquillisa Angelia qui se rassit à son tour, l’air soulagé comme si elle avait craint que Cassandra ne prenne la fuite. Si tu acceptes de coopérer avec moi, elle te reviendra saine et sauve. Je sais que tu trouves mon attitude méprisable, se hâta-t-elle d’ajouter, mais tu ne me laisses pas le choix.
La main de sa sœur se crispa sur la nappe empesée.
— Je vois, tout est toujours de ma faute, je suis la seule responsable de tes crimes. C’est un peu facile, tu ne penses pas ?
Angelia poussa un soupir contrarié.
— Oh, ma chérie, tu ne vas pas recommencer… La petite constitue simplement une assurance au cas où tu songerais à remettre en cause notre pacte. Ces derniers temps, tu t’es éloignée de notre quête, j’essaie juste de te motiver un peu…
Elle se pencha brutalement en avant.
— Cet homme…
— Quel homme ? fit Cassandra, interloquée.
— Ton ami Andrew Ward. Sa mort a dû profondément t’affecter. J’en suis navrée, et sache que je partage ta peine.
Cassandra se raidit. Elle réalisa soudain que le gaz devait être allumé à fond car la température dans la pièce était suffocante. Elle avait l’impression de se trouver dans une étuve, et le regard inquisiteur dont la couvait Angelia contribua à augmenter son malaise. Que savait exactement sa sœur de sa relation avec Andrew ? Le moins possible, c’était à espérer, mais son expression était indéchiffrable. Avait-elle compris que Cassandra n’avait trahi ses amis que pour sauver Andrew et qu’elle n’avait plus aucun intérêt désormais à trouver la pierre philosophale ?
— Que peux-tu comprendre à ma peine ? lança sèchement la jeune femme, aucune autre réplique ne lui venant à l’esprit.
— Quand tu souffres, je souffre. Je ne puis rester insensible à ta douleur.
Angelia paraissait sincère, et Cassandra en fut ébranlée, ce qui lui valut aussitôt une bouffée d’angoisse.
Le domestique qui l’avait accueillie à son arrivée pénétra de nouveau dans la salle à manger, les bras chargés d’un lourd plateau en vermeil. Avec une grande économie de gestes, il servit l’entrée, une salade de homard, remplit les verres des deux femmes d’un vin de Moselle frappé, puis se retira silencieusement.
— Une demi-guinée la bouteille, commenta Angelia en observant sa sœur à travers la robe ambrée du vin. Dire qu’à une époque nous mourions de faim…
— Je n’ai que des souvenirs très flous de notre passé, avoua Cassandra dont la curiosité était éveillée. Raconte-moi…
Le beau visage d’Angelia s’assombrit et elle fronça les sourcils.
— Cela n’en vaut pas la peine, dit-elle d’un ton bref.
— Mais…
— Tu ferais mieux de manger, enjoignit-elle d’une voix frémissante de colère.
Cassandra la contempla avec stupéfaction, désarçonnée par ce brusque changement d’humeur. Elle aurait voulu discuter plus avant de leur passé commun, mais il était évident qu’Angelia souhaitait clore le sujet et qu’il serait inutile, voire dangereux, de tenter de la faire changer d’avis. Elle se résigna donc et s’apprêtait à entamer l’entrée lorsqu’un soupçon traversa son esprit. La fourchette suspendue en l’air, elle scruta avec méfiance le contenu de son assiette.
— La nourriture n’est pas empoisonnée si c’est ce que tu crains, lança Angelia d’un air froissé de l’autre bout de la table.
À son grand effroi, Cassandra crut voir des larmes briller dans les yeux de sa sœur. La suspicion qu’elle manifestait à son endroit semblait la peiner profondément, et Cassandra ne put s’empêcher de se sentir coupable, ce qui était le comble. Pour se racheter (avait-elle perdu la tête ?), elle attaqua avec appétit la salade de homard.
Angelia retrouva aussitôt sa bonne humeur et se mit à babiller gaiement sous le regard déconcerté de Cassandra. Avait-elle toujours été aussi versatile ? Cassandra n’en savait rien.
— J’ai vécu quelques années en Asie, à Hong Kong et en Chine, déclara Angelia sur le ton de la conversation mondaine. Le savais-tu ?
— Oui, c’est d’ailleurs là-bas que tu as rencontré ton époux, Lord Killinton.
— Le cher homme, susurra Angelia avec un sourire attendri. Paix à son âme. Mais ce n’est pas le plus important.
— Ah ? fit Cassandra, s’attendant au pire.
— Non, le plus important est que j’ai découvert l’alchimie en Asie. Peut-être as-tu entendu parler du taoïsme ? Cette école de pensée, qui se réclame du sage Lao-Tseu, est apparue en Chine vers le IVe siècle avant Jésus-Christ ; c’est elle qui a donné naissance aux premières recherches d’ordre alchimique en Asie. Le taoïsme distingue deux principes complémentaires, le yin, féminin, et le yang, masculin. Tout dans le monde s’explique par la lutte et la réunion de ces deux principes. Cette doctrine sous-tend la théorie alchimique et trouve son apogée avec la pierre philosophale, dont le propre est d’unifier les contraires.
— Très instructif, commenta poliment Cassandra, qui aurait de loin préféré s’entretenir du sort de Megan.
— C’est ce thème de la jonction des contraires qui rend l’alchimie si fascinante à mes yeux, poursuivit Angelia avec animation. Le Cosmopolite disait que « celui qui ne descend pas ne montera pas », et Ripley a écrit qu’il fallait passer par « la porte de la noirceur » avant de gagner la « lumière permanente ». Quelle remarquable lucidité, n’est-ce pas ? Un Dieu qui n’est que Bien est mutilé, incomplet. Dieu doit être conciliation des contraires, tout comme la pierre philosophale qui transcende les conflits internes et ramène à l’unité. L’alchimie ne rejette pas le mal, elle l’assimile et le transforme, refusant ainsi tout manichéisme, à l’inverse de la doctrine chrétienne. Voilà à mon sens ce qui fait son intérêt et sa force.
— Je constate en tout cas que tu maîtrises ton sujet, remarqua Cassandra, impressionnée malgré elle. Rien d’étonnant à cela puisque tu y puises des concepts qui arrangent ta morale.
Angelia baissa la voix et affirma avec une gravité sinistre :
— Toute obscurité porte secrètement en elle son contraire, et le mal est préparation au bien. On ne peut atteindre le ciel sans avoir au préalable fait le détour par l’enfer, c’est la seule et unique vérité en ce monde.
Cassandra frémit ; le sérieux avec lequel sa sœur s’était exprimée avait suscité en elle un trouble déplaisant. Comme pour la surprendre à nouveau, Angelia secoua la tête et lui adressa un magnifique sourire.
— Le ciel est proche si tu consens à m’aider. Lorsque la pierre philosophale sera à moi, une vie de bonheur éternel s’ouvrira devant nous… Je rêve de ce jour depuis des années, et ma rencontre fortuite avec Thomas Ferguson à Hong Kong a accéléré le destin…
Cassandra reposa bruyamment ses couverts sur son assiette.
— Tu connaissais personnellement Ferguson ? s’exclama-t-elle, suffoquée.
— Bien entendu, puisqu’il travaillait pour moi.
Cassandra allait de surprise en surprise. Voilà une nouvelle qui risquait fort de faire bondir Nicholas.
— C’est donc sur tes ordres que Ferguson s’est lancé à la recherche de la pierre philosophale de Cylenius ?
— Non, les choses ne se sont pas passées ainsi, corrigea Angelia.
À ce moment, le domestique asiatique réapparut dans la salle à manger avec la suite du dîner, un civet de chevreuil qui dégageait un fumet succulent, et Angelia attendit qu’il ait quitté la pièce pour poursuivre son récit.
— Je fis la connaissance de Thomas Ferguson à l’occasion d’un thé donné par une relation commune, un ancien professeur de Cambridge à la personnalité si insipide que je suis bien incapable de me rappeler son nom. Lors de cette première rencontre, Ferguson m’apparut comme un homme passablement excentrique, mais doté d’une grande culture et d’une intelligence méticuleuse. Il avait cependant le défaut d’être un peu trop bavard pour son bien. Il nous raconta en effet qu’il parcourait l’Asie dans un but précis, celui de retrouver une pierre philosophale fabriquée au XIVe siècle par un alchimiste praguois du nom de Cylenius ! Ses yeux brillaient tandis qu’il nous contait sa quête, et il ressemblait à un enfant qui se serait vu offrir le jouet de ses rêves. Bien entendu, toutes les personnes présentes le toisèrent avec une commisération dédaigneuse, et il acquit ce jour-là une réputation d’illuminé au sein de la colonie anglaise de Hong Kong.
— Mais toi, tu l’as cru ? l’interrompit Cassandra d’un air dubitatif.
— Aussi invraisemblables qu’ils parussent, les propos de Ferguson avaient aiguisé ma curiosité. Je résolus d’en apprendre davantage et l’invitai à dîner chez moi. Il accepta avec empressement, flatté de l’intérêt qu’une aristocrate séduisante et fortunée telle que moi lui portait (Cassandra leva les yeux au ciel). Je le revis par la suite à plusieurs reprises. Grâce à ma connaissance de l’alchimie et à la flagornerie dont j’usais à son égard, je parvins à gagner sa confiance au point qu’il consentit à me montrer ses plus précieux trésors…
Angelia se tut quelques secondes. Les yeux clos et une expression recueillie sur le visage, elle parut revivre ce moment crucial. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’un ton exalté.
— Ferguson m’apporta un soir le Soleil d’or et le Triangle de la Terre, le seul alors en sa possession. Aussitôt que je vis ces objets, je sus que Ferguson n’avait pas été victime d’une mystification. Une certitude aveuglante et inébranlable m’habita à compter de ce jour : Cylenius avait réellement existé, il était parvenu à fabriquer la pierre philosophale, et celle-ci reposait depuis des siècles dans une cache secrète, attendant qu’une personne digne de la posséder l’arrache enfin à l’obscurité.
— Et je suppose que tu es l’heureuse élue ? lança Cassandra d’un ton sarcastique.
Angelia sourit.
— Pourquoi pas ? Ma rencontre avec Ferguson ne peut être le fruit du hasard…
— Tu me déçois, je ne te pensais pas si crédule !
Loin de se vexer, sa sœur éclata de rire.
— C’est étrange, n’est-ce pas ? Mais peut-être avais-je simplement envie, ou besoin, de croire à l’histoire de Cylenius…
Les deux sœurs demeurèrent silencieuses quelques instants. Du bout de sa fourchette, Angelia jouait distraitement avec sa nourriture, les yeux perdus dans le vague.
— Où Ferguson avait-il trouvé le Soleil d’or et le premier Triangle ? demanda soudain Cassandra pour rompre le silence qui commençait à devenir oppressant.
Angelia parut s’extraire d’un songe. Elle cligna des paupières et rassembla ses esprits.
— Où il les a trouvés ? En Egypte.
— En Egypte ?
— Quoi de plus naturel ? L’Egypte est après tout le berceau des arts alchimiques. Le terme « alchimie » vient du mot grec khêmia, lui-même issu de l’égyptien kemit signifiant « terre noire ». Or l’Egypte était surnommée le « pays noir » dans l’Antiquité.
— Je discerne mal le lien entre l’Egypte et l’alchimie telle que nous la connaissons, observa Cassandra d’un air perplexe.
— Il est pourtant flagrant, la détrompa Angelia, la voix teintée d’un léger reproche. L’essentiel de l’imagerie et de l’appareillage matériel et spirituel de l’alchimie occidentale trouve ses racines dans le pays noir : la succession chromatique des opérations, la primauté symbolique de l’or, la maîtrise du feu, les principes féminin et masculin, l’ouroboros, l’athanor, l’Œuf philosophique, la notion même de pierre divine, émanation de Rê, tout cela existait déjà dans l’Égypte antique. En outre, les signes alchimiques, comme ceux de l’eau, de l’or et de l’argent par exemple, découlent des hiéroglyphes égyptiens. Te faut-il d’autres preuves ? L’alchimie est fille de l’Egypte, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
— Tu… tu as sans doute raison, balbutia Cassandra, désorientée par ce déluge d’arguments.
— Et je ne t’ai pas encore révélé l’essentiel, poursuivit gravement Angelia. C’est à l’alchimie égyptienne que nous devons la cosmétique et la joaillerie ! Le rouge à lèvres dérive du « sang du dragon » qu’est le cinabre, ou vermillon, c’est-à-dire le sulfure de mercure pulvérisé. Le fard des paupières vient du collyre d’antimoine, le kôhol des Arabes. Quant aux parures, bijoux et diamants, ils sont également issus de l’art alchimique. N’est-ce pas prodigieux ?
Cassandra crut un instant que sa sœur plaisantait, mais Angelia semblait parfaitement sérieuse. Elle réprima un soupir de consternation.
Indifférente, Angelia continuait son exposé.
— L’alchimie fut ensuite transmise aux Hébreux, peut-être par l’intermédiaire de Moïse comme le prétend la légende, et de là se répandit par le monde. L’alchimie dans son acception occidentale s’est véritablement constituée en Grèce vers les IIe et IIIe siècles. L’alchimie grecque est née de l’alchimie égyptienne, et un personnage archétypique assure la liaison entre les deux pays : Thot-Hermès…
Cassandra commençait à avoir mal à la tête. Les lumières éblouissantes de la salle à manger l’aveuglaient, et le bavardage incessant d’Angelia lui donnait la nausée. Elle aurait aimé que sa sœur se taise ne fût-ce que quelques secondes, mais Angelia semblait intarissable.
— Ce sont les Arabes qui ont finalisé les théories alchimiques. Ils ont joué un rôle de premier plan dans ce domaine. J’en veux pour preuve le grand nombre de mots arabes employés par les adeptes, tels qu’« alcool », « alambic » ou « élixir »…
Angelia s’interrompit soudain et dévisagea sa sœur.
— Te sens-tu bien ? s’enquit-elle avec anxiété. Tu es blême.
— J’ai juste la tête qui tourne, répondit faiblement Cassandra, les paupières closes.
Angelia se leva et s’empressa de lui servir un verre de cognac que Cassandra accepta avec reconnaissance. Au bout de quelques minutes, la jeune femme reprit des couleurs et la sensation de vertige se dissipa.
— C’est étrange, murmura-t-elle d’un ton soupçonneux, je ne suis jamais sujette à ce genre de malaise. Es-tu certaine de ne pas m’avoir empoisonnée ?
— Ne sois pas sotte, voyons, se défendit Angelia, l’air soucieux. Si j’avais voulu t’empoisonner, tu serais déjà morte.
Elle semblait réellement inquiète. Cassandra en fut émue, et une vague de chaleur délicieusement réconfortante l’inonda.
— Je ne peux plus avaler une bouchée, prévint-elle en esquissant un geste d’excuse vers la table.
— Aucune importance. Nous pouvons poursuivre notre conversation sans dîner, si tu t’en sens capable, bien entendu.
Cassandra hocha la tête. Elle allait bien à présent.
— Raconte-moi comment tu as convaincu Ferguson de travailler pour toi.
— Oh, mon Dieu, cela n’a guère été difficile, révéla Angelia dans un éclat de rire. Comme je te l’ai dit, Ferguson avait trouvé le Soleil d’or et le premier Triangle en Egypte, et il parcourait alors l’Europe et l’Asie sur la piste des autres reliques de Cylenius. Il m’a avoué cependant connaître de graves difficultés financières. Ses voyages lui coûtaient une fortune et, malgré un héritage qu’il avait contracté quelques années auparavant, il s’était endetté plus que de raison pour poursuivre ses recherches. Je lui ai alors proposé un crédit illimité pour financer sa quête ; en échange, il devait me tenir informée régulièrement des progrès de ses investigations, et j’aurais naturellement droit à ma part du trésor s’il trouvait la pierre philosophale.
— Naturellement. Et il a accepté ce marché de dupes ?
— Tout le monde n’est pas aussi méfiant que toi, ma chérie, minauda Angelia avec un sourire enjôleur.
Cassandra haussa un sourcil sceptique.
— En vérité, soupira Angelia, Thomas Ferguson n’avait aucun désir de travailler pour mon compte. Il aurait de loin préféré garder son indépendance, mais il n’avait pas le choix s’il voulait continuer ses recherches. Il a longuement hésité, puis s’est résolu à accepter mon offre.
— Sa réticence était fondée. S’il s’était abstenu, il serait toujours en vie à l’heure actuelle, commenta froidement Cassandra.
Angelia secoua la tête.
— Quoi qu’il en soit, il consentit à collaborer avec moi. Peu de temps après, je rentrai en Angleterre et fondai le Cercle du Phénix dans le but de te retrouver (soupir appuyé de Cassandra). Néanmoins, je ne perdais pas de vue Ferguson puisque des espions à ma solde surveillaient en permanence ses moindres faits et gestes. Ses efforts finirent par porter leurs fruits, car il découvrit le deuxième Triangle en France, près de Paris. Le nom de la ville de Paris vient du celtique par et Isis, « la barque d’Isis », celle-ci désignant l’île de Lutèce, par allusion au temps où Lutèce possédait sur le futur emplacement de Notre-Dame-de-Paris un temple consacré à la déesse égyptienne. Tu vois, on en revient toujours à l’Égypte.
— Certes, certes… Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Je me suis rendue à Paris, où Ferguson et moi avons eu une altercation. Je lui ai demandé de me remettre le Triangle, mais il s’y est obstinément refusé. Par pure bonté d’âme, j’avais accepté de lui laisser le Triangle de la Terre et le Soleil d’or, mais il était hors de question que je renonce à cette nouvelle relique. Après tout, Ferguson ne l’aurait jamais découverte sans mon argent, ce n’était donc que justice que je la récupère ! s’enflamma Angelia.
Elle guetta l’approbation de sa sœur qui hocha vaguement la tête, sidérée par un tel aplomb.
— J’ai alors été obligée de menacer Ferguson, et il a pris peur. Comme je l’escomptais, il s’est senti en danger, c’est la raison pour laquelle il a mis en sûreté ses deux artefacts en les envoyant à des personnes de confiance, à savoir toi et son fils. Mes informateurs m’apprirent en outre qu’il avait chargé ce dernier de récupérer le Soleil d’or à Londres. Il l’y avait dissimulé lors d’un précédent voyage, mais mes espions n’avaient pu déterminer à quel endroit précisément. Aussi ai-je permis à Nicholas Ferguson de rentrer sain et sauf en Angleterre. Le plan initial consistait à le laisser prendre possession de l’objet et à l’éliminer ensuite, mais ton arrivée a bouleversé mes desseins puisque tu as surgi à temps pour empêcher l’assassinat. Nicholas Ferguson te doit la vie… ajouta Angelia avec un sourire ironique dont le sens échappa à Cassandra. Comme je souhaitais avoir au moins une carte en main, j’ai envoyé Gabriel voler ton Triangle. Il avait toutefois reçu l’ordre de ne te faire aucun mal, car je pensais que tu pouvais nous être utile. J’ignorais encore les liens qui nous unissaient à ce moment-là. En revanche, ta brillante carrière de voleuse n’avait aucun secret pour moi, et je supposais, à juste titre comme l’a prouvé la suite des événements, que ton passé se révélerait un atout dans la recherche de la pierre philosophale. Voilà, tu sais tout maintenant.
Angelia se leva et prit la main de sa sœur.
— Viens avec moi, je veux te montrer quelque chose.
Cassandra suivit docilement. Les deux femmes traversèrent un immense palier où de majestueux vases de Dresde contenant des plantes exotiques se dressaient sur des piédestaux de malachite et d’or, puis s’arrêtèrent devant une porte encadrée par deux imposantes statues de jade figurant des dragons.
— Dans les anciennes légendes d’Asie et d’Europe, c’est toujours un dragon qui est préposé à la garde des trésors, expliqua Angelia d’un ton confidentiel. Le dragon doit être tué pour pouvoir accéder aux pommes d’or des Hespérides ou à la Toison d’Or…
Angelia poussa le battant et pénétra dans une pièce plongée dans l’obscurité. Remplie d’appréhension, Cassandra lui emboîta le pas. La lumière jaillit soudain et la jeune femme eut un haut-le-corps.
Sous ses yeux se dressait une gigantesque maison de poupées en bois peint et au toit couvert de minuscules tuiles. La façade ouverte laissait voir dix petites pièces meublées avec raffinement, ainsi qu’une profusion d’escaliers, balustrades, portes et fenêtres, le tout réparti sur trois étages. Assises dans la pièce figurant le salon devant un service à thé miniature, les deux poupées que Cassandra avait vues dans la chambre d’Angelia, la blonde et la brune, se faisaient face et semblaient échanger un sourire complice.
— Ne sont-elles pas adorables ? demanda Angelia en désignant les poupées du doigt d’un air extatique. Elles nous représentent.
— J’avais compris, merci, rétorqua sèchement Cassandra dont la tête recommençait à tourner dangereusement.
— Pearl et Ruby, les deux pierres jumelles…, ajouta sa sœur avec émotion.
Cassandra tressaillit. Pearl et Ruby… Ces deux mots accolés lui broyaient le cœur.
— C’est ainsi que notre mère nous surnommait lorsque nous étions petites… T’en souviens-tu ?
— Non, fit Cassandra d’une voix presque inaudible. Je n’ai aucun souvenir de notre mère…
Elle aurait donné n’importe quoi en cet instant pour retrouver les fragments perdus de son enfance. Des larmes montèrent à ses yeux, et Angelia posa sa main sur son bras dans un geste de consolation.
— À chaque fois que l’assassin tuait un homme pour le compte du Cercle du Phénix, il plaçait dans sa main une perle et un rubis. C’était un message à ton intention…
Le visage d’Angelia devint grave et une profonde souffrance se peignit sur ses traits. Ses doigts se resserrèrent sur le bras de sa sœur.
— Je suis morte le jour où nous avons été séparées…
Cassandra trouva la formule affreusement pompeuse et mélodramatique, et en même temps elle en fut bouleversée.
— Depuis, je ne cherche qu’à ressusciter, chuchota Angelia à son oreille. Et pour cela, j’ai besoin de toi et de la pierre philosophale. Tu vas m’aider à l’obtenir, et ta jeune amie restera en vie.
Cassandra ferma les yeux une seconde, consciente de la menace qui pesait sur Megan. Lorsqu’elle les rouvrit, son regard tomba sur les poupées tranquillement assises dans leur petit salon. Leurs yeux de verre, semblables à des billes de glace, brillaient d’un éclat qui lui parut sinistre, et un éclat de peur la transperça.
Subjuguée par les poupées, Cassandra sursauta quand le domestique d’Angelia entra dans la chambre et adressa quelques mots à sa maîtresse dans une langue inconnue. Celle-ci fronça les sourcils.
— Il semblerait que nous ayons de la visite. Une femme qui a refusé de décliner son identité.
Suivie de sa sœur, elle descendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers le salon où les attendait la visiteuse. Avant même d’entrer dans la pièce, le frôlement d’une robe de soie sur le tapis parvint à leurs oreilles, tandis qu’un parfum douceâtre venait agacer leurs narines.
Cassandra retint son souffle.
— Serait-ce…
Debout devant la cheminée, une femme ôtait délicatement ses gants de chevreau noir. À l’entrée de son hôtesse, elle souleva avec une lenteur étudiée la voilette qui dissimulait son visage, et adressa un bref hochement de tête aux deux sœurs.
— Lady Killinton, Miss Jamiston.
— Dolem ! s’exclama Cassandra, médusée. Que faites-vous ici ?
Angelia afficha pour sa part un sourire ironique.
— Vous ici, quelle heureuse surprise ! Mais ne restez pas debout, prenez un siège.
— Vous vous connaissez ? demanda Cassandra, dépassée par les événements.
— Bien sûr, répondit Angelia. En compagnie de Thomas Ferguson, je lui ai moi aussi rendu visite pour obtenir des informations sur Cylenius.
Dolem s’assit et joignit ses longs doigts blancs.
— Je ne doute pas que l’objet de ma visite vous passionne, assura-t-elle d’un ton tranquille.
Visiblement, elle ménageait son effet, ce qui eut le don d’agacer Angelia.
— Pourquoi êtes-vous là ? s’enquit-elle avec impatience.
— Mais pour vous aider à obtenir la pierre philosophale de Cylenius, naturellement, assena la voyante sans se départir de sa sérénité.
Un silence incrédule accueillit ses paroles. Les yeux d’Angelia s’étrécirent et elle fixa Dolem d’un regard inquisiteur.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ?
— Je vais vous fournir la cinquième clé, la quintessence.
— Est-ce à dire que vous savez où elle se trouve ?
Dolem paraissait beaucoup se divertir à présent.
— Bien entendu.
— Alors ne nous faites pas languir ! explosa Angelia.
— Si tel est votre souhait…
Elle embrassa du regard les deux femmes avant d’articuler lentement :
— Je suis le cinquième élément.
Si Cassandra fut abasourdie par cette révélation, il n’en alla pas de même d’Angelia. Son regard étincela et elle s’approcha de Dolem à la toucher.
— Vous êtes un homonculus, n’est-ce pas ?
Un pli ironique apparut au coin des lèvres de la voyante.
— Un homonculus ? répéta Cassandra, interloquée.
— Un être créé hors de la femme à partir de la seule semence masculine, expliqua Angelia sans quitter Dolem du regard, et possédant les capacités intellectuelles et physiologiques de l’être humain. Lors de ses recherches, Thomas Ferguson a découvert que Cylenius avait pratiqué ce type d’expérimentations en essayant de fabriquer un être humain artificiel.
— Et il a réussi, commenta Dolem. J’en suis la preuve irréfutable.
Cassandra était perdue.
— Mais vous nous aviez dit que le cinquième élément était un Triangle…
— Je n’ai jamais rien dit de tel, rétorqua Dolem en secouant la tête. Vous avez fait cette déduction seule, et il s’avère qu’elle est erronée.
— Si vous êtes une création de Cylenius… non, c’est impossible, vous auriez…
Cassandra calculait rapidement dans sa tête.
— Je suis née en 1399, j’ai donc quatre cent soixante et un ans. Comme le temps passe…, ajouta-t-elle d’un air rêveur.
— Votre âge n’a rien d’étonnant, renchérit Angelia, puisque vous êtes immortelle.
Cassandra sursauta.
— Oh, je t’en prie, ne me dis pas que tu la crois ?
— Il y a un moyen très simple de vérifier, murmura Angelia avec un sourire carnassier.
Elle sortit de la pièce et revint un poignard à la main. La longue lame étincela quand elle le tendit à Dolem.
— Allez-y, prouvez-nous vos dires.
Dolem prit le poignard et se leva. Cassandra se raidit ; que diantre voulait-elle faire avec cette arme ? Elle ne tarda pas à le découvrir : d’un geste rapide et assuré, Dolem s’enfonça la lame dans le ventre jusqu’à la garde. Horrifiée, Cassandra étouffa un cri, mais déjà Dolem retirait le poignard et le rendait à Angelia. Sa robe était déchirée et quelques gouttes d’un liquide rougeâtre (était-ce vraiment du sang ?) perlaient sur sa peau, là où la lame l’avait transpercée, et pourtant Dolem ne semblait pas se ressentir de sa blessure.
Elle continuait à sourire, imperturbable.
— Etes-vous convaincue ?
— Très impressionnant, admit Angelia en observant le poignard effilé avec fascination. Qu’en penses-tu, ma chérie ?
Sidérée, Cassandra avait perdu l’usage de la parole. Elle ne pouvait accepter comme réel ce qui venait de se produire, et elle comprenait encore moins que sa sœur adhère si facilement à une histoire aussi extravagante. Son désir d’obtenir la pierre philosophale était-il donc si fort qu’elle en avait perdu tout sens critique ? Un instant, elle se demanda si Dolem et Angelia ne s’étaient pas alliées pour la piéger. Mais non, il ne pouvait y avoir de trucage, Dolem s’était réellement poignardée sous leurs yeux.
Comme Cassandra ne répondait pas, Angelia reporta son attention sur Dolem.
— Vous disiez donc que vous vouliez nous aider à trouver la pierre de Cylenius ?
— Le moment est venu de la révéler au grand jour, et le destin vous a désignées, vous et votre sœur, pour accomplir cette tâche.
— Le destin ? railla Cassandra à qui cette énormité avait rendu l’usage de la parole.
— Parfaitement. Ce n’est pas un hasard si vous et votre sœur êtes devenues les confidentes privilégiées de Thomas Ferguson. Pas un hasard non plus que vous ayez si facilement trouvé les Triangles dans les sanctuaires de l’Eau et du Feu. Vous êtes les élues, et je suis venue vous guider vers le dernier sanctuaire.
— Alors nous partons en voyage ? demanda joyeusement Angelia. Et où allons-nous ?
— Là où tout a commencé. À Prague.